Noeuds de vie, Julien Gracq ed.Corti

    


Julien Gracq : « Nœuds de vie »

 

 Note de lecture de Pierre Tanguy

Monde en poésie a la joie d'accueillir cette nouvelle note de lecture de Pierre Tanguy

 

   Retrouver Julien Gracq. Il ne nous quitte décidément pas. Mais quelle chance ! Le grand écrivain des bords de Loire, disparu en 2007, dont on connaît les attaches avec La Bretagne, était l’auteur de notules précieusement conservées à la Bibliothèque nationale de France. Son éditeur, José Corti, nous en livre aujourd’hui quelques perles dans l’attente de leur publication intégrale en 2027, selon les vœux de l’auteur.

 

  « L’envie brusque m’a traversé, je ne sais pourquoi, d’être transporté aux pointes de Bretagne, dans le fleuve du vent acide, corrugant, qui décape les petites maisons blanches, sur la côte saliveuse et fouettée, vers la mer qui dans chaque échancrure grumelle et monte comme la neige des œufs battus. Là où les soleils du matin, que j’y ai adorés, sont plus neufs, plus blancs, plus crayeux qu’ailleurs ; au pays du monde rajeuni, parce qu’il semble sortir à chaque aube de l’écume ». Julien Gracq nous rappelle dans le premier chapitre du livre, intitulé « Chemins et rues », qu’il a bien connu la Bretagne quand, jeune enseignant agrégé de géographie, il enseignait, sous le nom de Louis Poirier, au lycée de La Tour d’Auvergne à Quimper. Il connut aussi Nantes où il fut lycéen et, plusieurs années après, c’est l’odeur des longues herbes de juin qui lui donne « le souvenir des promenades du lycée dans la banlieue nantaise ». C’est à Nantes aussi qu’il enseigna, plus tard, au lycée Clémenceau.

 

   Gracq est un homme de l’Ouest mais il est, avant tout, Ligérien. Né en 1910 à Saint-Florent-le-Vieil entre Nantes et Angers, il ne manque pas ici d’évoquer à nouveau les liens qui l’unissent à ce terroir quand il nous parle, par exemple, d’un paysage d’hiver dans la vallée de la Loire inondée (« Une nappe d’eau rêche que la bise de Noël hérisse ») ou, plus prosaïquement, près de Saint-Florent, des « bonheurs domestiques tapis entre rosiers et haricots ». Plus loin, il déplore la déprise agricole sur les îles ou les bords de la Loire (« ce reflux de la colonisation d’une terre plantureuse »).

  Mais ses pas l’amènent vite au-delà de son pré-carré. Le voici sur la côte du pays de Retz entre Saint-Michel et Pordic (loin de « la promiscuité débraillée et tapageuse des plages de Vendée »), dans la Gâtine tourangelle, en Sologne, sur les hauteurs d’Ecouves avec ses « clairières sommeillantes de lune » et même dans le pays de René Guy Cadou sur l’autre bord de la Loire dont il souligne le manque de relief : « Peu de campagnes me paraissent aussi exilées, aussi pauvres de vie que celles qui forment la partie nord de la Loire-Atlantique ». Et il ajoute : « J’accepterais mal d’être contraint d’y vivre. Ce que je sens de pathétique dans la vie du poète René Guy Cadou tient en partie à ce qu’il a été enchaîné à ces lieux deshérités : Saint-Herblon, Louisfert ». Mais, ailleurs, dans ses notules, Gracq parle d’un autre Cadou, celui qui, comme lui, voyait de sa fenêtre « la grande ruée des terres jusqu’à l’horizon » (soulignons, pour mémoire, que Cadou meurt en 1951, l’année où Gracq refuse le Goncourt pour Le rivage des syrtes)

  

   Géographe jusqu’au bout des ongles, arpenteur de paysages, mais aussi géologue (des terroirs et des passions humaines), Julien Gracq sonde notre monde à l’aune des entreprises humaines. « La terreur des âges obscurs revient », affirme-t-il. Son verdict est implacable et fait de lui un visionnaire. « La terre a perdu sa solidité et son assise, cette colline, aujourd’hui, on peut la raser à volonté, ce fleuve l’assécher, ces nuages les dissoudre. Le moment approche où l’homme n’aura plus sérieusement en face de lui que lui-même, et plus qu’un monde entièrement refait de sa main à son idée – et je doute qu’à ce moment il puisse se réjouir pour jouir de son œuvre, et juger que cette œuvre était bonne ».

 

  Julien Gracq écrit dans les années 1970 ces lignes qui prennent une résonance particulière près de cinquante ans après Car ses notules aux allures de fragments ne sont pas datées mais quelques points de repères, de-ci de-là, aident à établir une vague chronologie. Gracq lui-même évoque les « étrangetés de ce dernier tiers de siècle auxquelles » il  dit qu’il « s’habitue mal »

 

  Ses appréhensions sur l’avenir de la terre se doublent d’une autre crainte : celle de voir s’effondrer le langage et la littérature elle-même. Car lire Julien Gracq, c’est bien sûr retrouver toute la saveur de la langue française avec une richesse de vocabulaire à faire pâlir les auteurs contemporains en vogue. Le lire, c’est plonger dans une époque qui paraît révolue, celle qui nous rattache aux grands écrivains dits « classiques ».

   Autant dire qu’une forme de nostalgie imprègne ces écrits (dans les deux chapitres « Lire » et « Ecrire »). « La richesse d’une langue se mesure, autant et plus qu’à l’étendue de on son vocabulaire, à la qualité et à la densité de sa littérature ».  Julien Gracq ne se prive pas d’épingler les tendances lourdes qui se font déjà jour à son époque quand il s’agit, par exemple, de commenter à l’école « Boris Vian, Charlie hebdo et les bandes dessinées ». Il se désole de la mise à l’écart du latin auquel on préfère l’anglais, « cet esperanto qui a réussi » et « chemin le plus court et le plus commode de la communication triviale ».  Cela l’amène à ne pas se faire d’illusion sur la pérennité de son œuvre elle-même. « Je  ne mets guère mon espoir, comme on pouvait le faire encore au siècle dernier, à être lu en l’an 2000 ou 2010. Mais quand la terre comptera vingt milliards d’hommes et se débattra et s’enfoncera comme un homme qui s’enlise dans la seule bouillie étouffante du social, je souhaite seulement que mes livres demeurent sur quelque rayon perdu… ».

 

  On lit heureusement encore Julien Gracq. Il y a ses inconditionnels et ceux qui lui reprochent de ressasser le « c’était mieux avant ». Retenons, pour mettre tout le monde d’accord, la définition qu’il donne de l’écrivain et dont on peut dire qu’elle défie le temps : « L’écrivain  digne de ce nom est une générosité toujours intempestive, une fraternité qui ne marche pas en rang, une aventure qui se passe du coude à coude, et une liberté qui n’adhère jamais ». Vivement 2027 pour la lire la suite…

 

                                                                                                  Pierre TANGUY.

 

Nœuds de vie, Julien Gracq, Editions Corti, 167 pages, 18 euros

Les lectures de Pierre Tanguy 

Pierre Tanguy auteur, poète et critique littéraire, sur Monde en poésie.


Noeuds de vie, Julien Gracq ed.Corti

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